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Le monde queer de wayne koestenbaum

Publié le 11 avril 2019 — par Sabrina Valy

— Anatomie de la folle lyrique : entretien avec Wayne Koestenbaum

À l’occasion de la parution d’Anatomie de la folle lyrique, Wayne Koestenbaum livre ses  réflexions  sur l’histoire passée et contemporaine de l’opera queen. 

EXTRAIT.

Ce qui est arrivé à Orphée

Dans les Métamorphoses d’Ovide, Orphée s’adonne au plaisir homosexuel après avoir perdu Eurydice, et les ménades, furieuses qu’il ait rejeté leurs avances amoureuses, le déchirent en morceaux. Les ménades crient : « Regardez ce beau garçon qui ne veut pas de nous ! » et jettent une lance vers sa bouche qui chante, comme si son chant et son homosexualité ne faisaient qu’un. Certains des premiers opéras prennent Orphée pour héros et pour symbole de l’entreprise opératique, mais ces livrets omettent son démembrement et son homosexualité. Pour que l’opéra s’annonce comme genre et prenne une stature impériale établie, il doit effacer de notre mémoire culturelle ce qu’Orphée faisait aux garçons de Thrace et ce qui est arrivé à son corps en conséquence.

Dans deux des premiers opéras, tous deux intitulés Euridice (deux compositeurs, Jacopo Peri et Giulio Caccini, ont mis en musique le même poème d’Ottavio Rinuccini), Orphée sauve Eurydice des enfers. Et dans le premier grand opéra, l’Orfeo de Monteverdi (1607), le compositeur omet les ménades en colère et fait descendre Apollon du ciel pour chanter un duo avec son fils Orphée. Apollon tente de faire d’Orphée un homme ; le père reproche au fils son attitude efféminée, puisqu’il cède à ses émotions. Leur duo dut convaincre les premiers spectateurs que ce nouveau genre du dramma per musica remédierait à la fragmentation masculine, unirait la terre au ciel, et apaiserait les oppositions bouillonnant dans le cœur de l’auditeur.

L’opéra est un travail de deuil ; il répète une tâche qui a échoué la première fois. Il répète la lutte d’Orphée pour se rendre dans l’autre monde et sauver Eurydice. Dans chaque opéra, le langage cherche sa fiancée spectrale dans la musique, et la musique traverse le Léthé pour trouver son écho dans le langage. Aucune de ces deux quêtes n’étant couronnée de succès, l’opéra nous rend mélancolique. Cette triste quête d’un amour perdu me rappelle l’explication de l’homo- et de l’hétérosexualité proposée par Aristophane dans Le Banquet de Platon : chaque homme ou femme, moitié perdue d’un ancien tout, recherche le complément dont il ou elle a été séparé dans le prélude de l’existence. Personne ne croit en ce mythe. Mais il explique l’opéra, en lequel personne ne croit non plus. Il explique pourquoi le mot et la musique, jadis unis, désormais divisés, luttent pour reconquérir leur félicité passée en traversant l’Enfer de l’opéra pour aboutir à l’étreinte indissoluble. Mais cette réunion est un rêve ; Orphée est incapable de sauver Eurydice, et le mot n’étreint jamais la musique assez étroitement pour nous faible oublier leur différence. L’opéra ne peut atteindre la cohérence qu’il recherche. Cet échec rend l’opéra queer, parce que la culture attribue à l’homosexualité (comme à la féminité) la condition de la perte, de l’oubli et de la fragmentation. Je ne dis pas que les gays soient amnésiques ou émotionnellement déficients ; je dis que le discours de l’homosexualité définit le désir gay comme opératique ou orphique. Nous sommes censément possédés par le désir de franchir la limite et de saisir aux enfers les créatures perdues, épouses ou époux que nous ne trouverons jamais.

Toujours descendre vers l’enfer, hanter les boîtes gay, flirter avec la mort : le stéréotype homophobe m’éloigne de la procréation et des scènes d’origine, place ma vie érotique dans l’ombre de la photocopieuse, chaque amant n’étant qu’une mauvaise copie de ce que je ne peux ni posséder ni incarner. Clone prétendu, je ne possède jamais l’original, rien que la répétition, le remake, la réédition. Contre ces mythes, je proposerai « l’homosexualité » même comme port d’embarquement, origine, scène primitive. Je ne suis pas père, mais je pourrais l’être, et en tout cas, la paternité n’est pas le seul moyen de s’avancer vers le territoire sacré des origines. Quand je fais remonter le récit de ma vie à « l’homosexualité », je place ma foi dans un monde où la sexualité suscite émerveillement et terreur parce qu’elle détient la clef du commencement. Je veux maintenant remonter dans le temps pour voir comment l’opéra est né, même si les faits sont enveloppés de mystère. Plus une scène est mystérieuse, plus elle me semble « gay », et plus j’ai envie de voir si la sexualité (qui est toujours homo autant qu’hétéro) faisait partie de l’histoire.

 

Wayne Koestenbaum, Anatomie de la folle lyrique

Traduit de l’anglais par Laurent Bury, préface de Olivier Py, postface de Timothée Picard

Éditions de la Philharmonie, « La rue musicale », janvier 2019

448 pages

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