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MP3 : économie politique de la compression

Publié le 12 juin 2018 — par Jonathan Sterne

© La rue musicale

Une vingtaine d’années d’existence... mais plus d’un siècle d’histoire : telle est l’intrigue de ce livre, dans lequel Jonathan Sterne propose un décodage politique et culturel du format MP3. Extrait.

Dans le but d’éclairer certaines dimensions centrales de l’histoire du son au XXe siècle, ce livre attribue une histoire de plus d’un siècle à un format vieux d’à peine vingt ans. Dans les pages qui suivent, j’envisage le développement et la circulation des fichiers MP3 comme une réflexion collective et de masse portant sur la médialité du son et plus particulièrement sur l’écoute, la musique et la parole. J’utilise le terme « médialité » afin d’évoquer la qualité d’un média ou de ce qui lui est relatif – et d’aborder ainsi les modes complexes par lesquels les technologies de communication se rapportent les unes aux autres tant dans la forme que le contenu1 . Cet aspect est bien documenté. Marshall McLuhan a écrit de façon mémorable que « le “contenu” d’un média, quel qu’il soit, est toujours un autre média. Le contenu de l’écriture, c’est la parole, tout comme le mot écrit est le contenu de l’imprimé et l’impression, celui du télégraphe » ; Jay Bolter et Richard Grusin ont inventé le terme « remédiation » pour décrire « la représentation d’un média dans un autre… [et pour] soutenir que la remédiation est une caractéristique des nouveaux médias numériques2 ». Cependant, au lieu de considérer ces références croisées comme quelque chose d’ordinaire, ces deux perspectives tendent à se focaliser sur la « nouveauté » de la définition des médias. Elles supposent également des degrés de médiation par lesquels les médias se succéderaient dans l’histoire en un mouvement les éloignant de la réalité. C’est peut-être un effet malheureux de la relation entre les termes « média » et « médiation ». Les médias ne sont pas des intermédiaires s’interposant de diverses façons au sein de relations plus primaires, fondamentales ou organiques. Leur accumulation historique ne se traduit pas nécessairement par un éloignement croissant de la réalité ou par une réfraction de la conscience. La médiation n’est pas nécessairement intercession, filtrage ou représentation. Le terme « médiation » désigne en outre une forme de causalité relationnelle non linéaire, un mouvement d’un ensemble de relations à un autre. Comme Adorno l’a écrit, « la médiation se trouve dans l’objet lui-même, non entre l’objet et son déplacement3 . »

Au même titre que « littérarité », le terme « médialité » a un usage concret : il indique un ensemble général de pratiques et de références4 . Les formes d’expression – comme la littérature, la poésie, l’art, le cinéma et la musique – se rapportent à elles-mêmes, en ce que des travaux individuels peuvent directement se rapporter à d’autres ou combiner de manière innovante des savoirs et des pratiques propres à leur domaine (ou à des domaines associés). Comprendre cet ensemble de références est essentiel pour comprendre la manière dont elles représentent, illustrent et organisent des réalités et des relations plus larges. La médialité signale un processus similaire dans la communication. C’est une « condition générale » au sein de laquelle les pratiques sonores prennent forme5 . Dans les lieux où s’imposent les fichiers MP3, il ne s’agit pas de mesurer l’ampleur par laquelle telle ou telle technologie de communication modifie plus ou moins le son par rapport à d’autres formes sonores, mais plutôt de définir en quoi les technologies de communication constituent un élément fondamental de ce que veut dire parler, écouter, ou faire tout autre usage du son6 . La médialité se réfère simplement à un processus collectivement incorporé de références croisées. Elle ne préjuge d’aucune priorité historique ou ontologique de certaines formes de communication.

Extrait de MP3 : économie politique de la compression, de Jonathan Sterne, Cité de la musique - Philharmonie de Paris, 2018, p. 29-32.

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  • 1En anglais, le terme est un néologisme récent. Il est toutefois déjà d’usage courant chez les universitaires, les artistes et les professionnels des médias, qui s’y réfèrent pour désigner une certaine qualité des médias (même si les définitions qu’ils en donnent varient énormément). Je préfère « médialité » à deux autres mots similaires, « médiation » et « médiatisation ». « Médiation » implique une séquence historique suivant laquelle les médias adviennent aux choses après les faits. « Médiatisation » est un terme utilisé par Jean Baudrillard dans un sens presque toujours péjoratif. Comme « médiation », il suppose la fausseté des médias par contraste avec la réalité de la vie nue. Pour être juste, Philip Auslander utilise « médiatisation » moins catégoriquement dans Liveness : performance in a mediatized culture, New York, Routledge, 1999, p. 10-60. Pour son usage initial, voir Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1977, p. 217.
  • 2M. McLuhan, Pour comprendre les médias, op. cit., p. 26 ; Jay Bolter et Richard Grusin, Remediation : understanding new media, Cambridge, MIT Press, 2000, p. 45.
  • 3Cité par Raymond Williams, Marxism and literature, Oxford, Oxford University Press, 1977, p. 98. Dans cette section, Williams affirme que « toutes les relations actives entre différents types d’êtres et la conscience sont inévitablement médiatisées, et ce processus n’est pas une action dissociable – un “média” –, mais est intrinsèque aux propriétés des choses en relation. » Lawrence Grossberg a plus récemment étendu cette ligne de pensée pour redéfinir la médiation comme « le mouvement des événements ou des corps d’un ensemble de relations à un autre en tant qu’ils deviennent constamment quelque chose d’autre que ce qu’ils sont. [La médiation] est l’espace entre le virtuel et l’actuel. » (Cultural Studies in the future tense, Durham, Duke University Press, 2010, p. 191.)
  • 4L’analogie avec « littérarité » est empruntée à Geoffrey Winthrop-Young et Michael Wutz, dans la préface qu’ils consacrent à leur traduction de Gramophone, film, typewriter de Friedrich Kittler (Stanford, Stanford University Press, 1999, p. XIV). Toutefois, je ne m’accorde pas avec leur raisonnement, qui suppose que l’identification du phénomène de la médialité exige que nous « ne recourions pas aux suspects habituels – l’histoire, la sociologie, la philosophie, l’anthropologie et les études littéraires ou culturelles ». Je préfère au contraire interroger ces suspects – et beaucoup d’autres – pour analyser différentes dimensions de la médialité.
  • 5David Wellerby, « Foreword », dans Friedrich Kittler, Discourse Networks, 1800/1900, traduction anglaise de Michael Metteer et Chris Cullens Stanford, Stanford University Press, 1985, p. XIII-VIV. Dans un contexte littéraire, John Johnston définit la médialité comme « les conditions technologiques qui rendent possibles des médias spécifiques, lors d’une époque historique délimitée et, donc, dans un cadre culturel et communicationnel au sein duquel la littérature peut apparaître et s’attribuer une forme et une fonction spécifiques. » (Information Multiplicity : American fiction in the age of media saturation, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1998, p. 268, n. 9.)
  • 6Albrecht Koschorke, Körperströme und Schriftverkehr : Mediologie des 18. Jahrhunderts, Munich, Fink, 1999, p. 11 : « Une théorie des médias qui cherche à expliquer autant que possible un tel processus autorévolutionnaire doit développer une méthodologie pour comprendre l’interdépendance de la médialité technologique et de la semiosis, l’étroit chevauchement de la “forme” et du “contenu” de tels événements significatifs. »