Ils sont presque sosies, ce qui contribue déjà à tisser un premier lien. Depuis qu’il est adulte, et a fortiori depuis qu’il est connu comme l’un des musiciens les plus inventifs et poétiques de son époque, pas une semaine sans que quelqu’un ne fasse remarquer à Christophe Chassol sa ressemblance troublante avec Jean-Michel Basquiat. Les deux hommes ne se sont évidemment jamais croisés (Chassol, né en 1976, avait 12 ans lorsque Basquiat est mort), mais cette gémellité entre le Parisien aux racines martiniquaises et le New-Yorkais né d’un père haïtien et d’une mère portoricaine se prolonge également dans leurs relations respectives à la musique, aux musiques devrait-on dire, à travers leurs pluralités de genres et leurs géographies les plus étendues.
Basquiat ne pouvait peindre sans musique, il a lui-même été brièvement musicien avec le groupe Gray sur la scène no wave new-yorkaise de la fin des années 70 et a souvent interagi avec les artistes du hip-hop et du jazz de la même époque. Sa peinture est la plus musicale qui soit, comme en témoigne la riche exposition Basquiat Soundtracks à la Philharmonie de Paris dans laquelle s’inscrit cette création. De son côté, la musique de Chassol repose invariablement sur des images, tournées par le musicien lui-même (à La Nouvelle-Orléans, en Inde ou en Martinique), pour lesquelles il a développé la technique des ultrascores, basée sur l’harmonisation de la voix humaine, des chants d’oiseaux ou des bruits environnants de la nature et des cités. Héritier des chasseurs de sons du field recording, comme des pionniers français de la musique concrète, il a transposé cette quête du réel comme sa manipulation à l’ère des nouvelles technologies.
Couper, coller, sampler
Comme Basquiat, mais avec des outils différents, Chassol coupe, colle, sample et rassemble des éléments puisés dans les cultures ancestrales comme dans les cultures populaires, et sa colorisation/réinterprétation musicale du monde est déjà en soi une pratique de plasticien. Salué par Terry Riley en personne, en proximité permanente avec des artistes contemporains (Xavier Veilhan, Sophie Calle, Peter Klasen), réclamé à travers le monde par des créateurs de l’univers de la pop aussi exigeants que Frank Ocean ou Solange Knowles, ce démiurge du son à l’enthousiasme débordant peut se prévaloir d’avoir inventé une musique littéralement «inouïe» à une époque où tout ou presque n’est que reproduction et ressassement stérile du passé.
Ni sa formation de pianiste classique et jazz, entamée dès l’âge de 4 ans, ni ses solides études de composition et d’arrangements à Berkeley, ne l’ont formaté: elles n’ont fait qu’élargir une palette qui s’est vite affranchie des académismes comme des cloisons de styles, ses intuitions géniales ayant coïncidé avec les possibilités techniques de synchronisation images/sons offertes par le numérique. Aussi, lorsque l’on a proposé à Christophe Chassol de créer une œuvre autour de Jean-Michel Basquiat, il a immédiatement réfléchi à une interaction intime, à une résonance qui ne serait pas purement illustrative ni froidement intellectuelle, mais utiliserait les dispositifs ludiques que l’on trouve également dans leurs œuvres respectives.
«Mélodifier» la toile
Le musicien est ainsi parti d’un tableau méconnu de Basquiat, Action Comics, dont l’original appartient à l’un de ses amis. Réalisé au début des années 80, il s’inspire, comme son nom l’indique, de la couverture du premier Action Comics où apparait Superman dans les fifties, montrant le superhéros soulevant une voiture. Invitant son fils de 6 ans et ses neveux de 9 ans et 12 ans à réagir devant le tableau, à poser des questions et à improviser librement, Chassol utilisera ensuite cette matière en l’harmonisant et en la «mélodifiant» selon ce mode d’intervention qui constitue le cœur de son travail depuis une quinzaine d’années. «J’ai l’impression que je partage avec Basquiat ce goût pour un art qui semblerait de prime abord fait par des enfants, mais dont on découvre peu à peu une certaine virtuosité en arrière-plan», remarque Christophe Chassol. On ne s’étonnera pas, ainsi, d’entendre dans cette création une phrase du peintre américain qui dit «I want to make paintings that look as if they were made by a child». Car à ce premier fil narratif constitué des mots d’enfants rendus musicaux par la sorcellerie chassolienne, le musicien a voulu intégrer Basquiat lui-même, à travers des citations lues par la chanteuse Ala.ni et également harmonisées à la manière de mantras musicaux.
Dans les interlignes de ces fulgurances du peintre, c’est une autre relation, presque philosophique, qui s’installe entre eux malgré la distance et la différence des époques. Accompagné comme d’habitude par son batteur Mathieu Edward et armé de ses claviers aux pouvoirs magiques, Christophe Chassol jouera sur scène cet ultrascore inédit en immersion dans ce film de famille à double-entrée, reliant famille de sang et famille artistique dans le même élan joyeux et pluri-sensoriel. En complément de cette création originale, il interprétera également des extraits de ses œuvres précédentes (X-Pianos, Indiamore, Big Sun…) dont la redécouverte permanente exerce toujours sur le public, comme avec Jean-Michel Basquiat, la même fascination magnétique.