Vincent Bessières
Vous avez souvent vu Jean [Jean-Michel Basquiat] travailler. Comment décririez-vous sa façon de procéder?
Toxic
C’est impressionnant. J’ai vu Jean réaliser quatre peintures à la fois, rouler un joint, manger un sandwich, changer le disque, commencer à danser, reprendre le joint, finir le joint et recommencer à peindre. Il ne faisait que travailler. J’allais sur Great Jones et sur Spring Street. On sortait, on allait dans des boîtes, on rentrait à une heure ou deux du matin. Je m’endormais vers deux ou trois heures, je me réveillais vers les huit ou neuf heures, et il était en train de peindre, c’était constant! Dans son atelier, il passait tout son temps à peindre, sauf quand il allait à des soirées ou en boîte. Peu importe l’heure à laquelle il arrivait, il allait dans son atelier et peignait. Et je remercie [Jean et Ramm] pour ça, parce que c’est ce que je fais aujourd’hui. Je l’ai appris d’eux.
Vincent Bessières
Quelle a été, selon vous, l’influence de la musique dans son travail?
Toxic
Constante. Il ne m’est jamais arrivé de ne pas entendre de musique quand j’étais dans l’atelier de Jean. Jamais. J’entrais, il était en train de peindre, les mains couvertes de peinture, et il me lançait: «Peux-tu retourner le disque?» Ce que je faisais, ou je mettais quelque chose d’autre en disant: «Écoute ça.» La musique jouait en permanence. On avait toujours la musique. Quand tu es jeune, paumé et noir, tu as une radio ou même un petit transistor, jusqu’à ce que tu aies un magnétophone pour faire jouer des cassettes, celles que tu veux. La musique devient ta meilleure amie. Souvent, quand tu es assis dehors et que tu te demandes où tu vas dormir, ce que tu vas manger, où tu vas aller [rires], tu as ta radio, tu as la musique. Tu entends quelqu’un faire jouer de la musique, tu peux t’asseoir à côté de lui, écouter ce qui joue, tu discutes un peu et tu viens de te faire un ami. La musique, c’est l’acceptation de l’autre, ça ouvre une autre dimension. Il faut de la musique, même mauvaise; parce qu’un atelier d’artiste stérile, sans son, c’est terrible! Jean a toujours peint en écoutant de la musique. Quand il a réalisé les peintures de Charlie Parker, je pense qu’on a écouté sa musique chaque jour pendant deux mois. Charlie, Miles [Davis] et tous les grands classiques du jazz, en boucle.
Vincent Bessières
Charlie Parker occupait une place particulière dans son panthéon.
Toxic
Jean adorait Charlie Parker […] [Les musiciens de jazz] sont la définition même du mot «cool». Mais on se rend compte que rien n’a changé. On lit les biographies d’artistes, de musiciens et de joueurs de basketball, et en fait, ce calvaire qu’ils ont subi dans les années 1960, le racisme et tout ce qui s’est passé dans mon pays, on le subit encore, trente ans plus tard. On pensait que les choses avaient changé. Dans un endroit comme New York, on pourrait y croire […] Mais New York fait tout de même partie des États-Unis. Je crois qu’on admirait les musiciens de jazz pour leur façon de se vêtir, pour tout ce qu’ils ont enduré, leur persévérance et leur succès. Il en a fallu du courage à Miles pour être Miles Davis et à Charlie Parker pour être Charlie Parker. Ça force le respect et l’admiration. On les admirait pour le respect qu’ils inspiraient.
Vincent Bessières
Et ils créaient et improvisaient tout le temps– Charlie Parker et Dizzy Gillespie. Vous parliez plus tôt de Basquiat qui peignait constamment, c’était la même chose pour eux, mais avec la musique.
Toxic
Oui, il faut bien développer son art. On faisait toujours cette comparaison: notre démarche était proche du jazz. Il faut se présenter, faire de son mieux, se montrer sous son meilleur jour. Improviser. On improvisait beaucoup! On allait à des endroits où il n’y avait pas de matériel artistique. On devait faire des tableaux avec les moyens du bord. Et avant les expositions, il arrivait parfois qu’on se retrouve sans peinture, que telle couleur manque […] Oui, on devait toujours trouver des solutions pour y arriver. On s’inspirait des musiciens de jazz. Comment être cool, comment être vif. Parce que dans toutes les entrevues avec ces gars, on comprend à quel point ils sont brillants. Ils ont étudié la musique, en ont composé. Ils auraient pu jouer de la musique classique s’ils l’avaient voulu. Ils ont choisi de faire autre chose. Ce n’est pas la voie la plus facile, mais c’est la plus gratifiante. Beaucoup de gens n’aimaient pas ce que Jean peignait. Après sa mort, ça m’a révolté que tout le monde dise: «Oh, Jean-Michel est un génie maintenant.» Non, il était un sacré génie quand il était vivant. Ça n’aurait pas dû prendre autant de temps […] Toutes ces histoires tristes de musiciens incroyables que tout le monde aime– ils sont morts pauvres et seuls. Ça m’a transformé. Je sais que ça a changé la façon dont A-One voyait les choses. Je sais que ça a touché Ramm aussi quand A-One est mort. La dernière fois que j’ai vu Ramm, il m’a regardé et dit: «Ces foutus Squirrel et Jean, ils nous ont abandonnés.» Pendant vingt ans, c’est aussi ce que j’ai ressenti. Ils me manquaient parce qu’ils étaient mes collaborateurs. C’est à eux que je lançais des idées, que je disais: «J’ai envie de faire ça.» Et ils étaient assez fous pour dire: «OK, on fonce!»
Vincent Bessières
Étiez-vous présent au moment où Jean-Michel Basquiat a réalisé votre portrait?
Toxic
Oh, la peinture intitulée Toxic. Le chapeau bleu que je porte est un Hofbräuhaus retourné. J’ai une photo de moi portant ce chapeau avec le bord avant relevé. J’étais dans son atelier, assis sur un tabouret, et Jean m’a dit: «Bouge pas!» et a couru vers une toile […] Ça faisait peut-être une heure que j’étais assis, et il a dit: «Ça y est.» Ensuite, il a peint Hollywood Africans et Luna Park [1983]. Il a réalisé cette autre peinture où figure mon vrai nom, Torrick Ablack [All Coloured Cast I, 1982]. Il m’a peint parce que j’étais tout le temps là! Le gorille noir qui se retrouve dans plusieurs tableaux, c’est un gorille en caoutchouc qu’il avait sur une table. Je le déplaçais souvent dans la maison, je lui mettais une cigarette au bec et je le collais dans la fenêtre [rires]. Il y avait de petits jouets partout dans la maison, alors on s’amusait avec […] Une fois que Jean avait fait mon portrait, A-One n’arrêtait pas de se plaindre; un jour il est arrivé chez moi tout fier et il a dit: «Hé! Jean vient de faire mon portrait!» Je suis allé chez Jean et je l’ai vu. C’est exactement A-One ce jour-là: les mêmes chaussures, la même chemise, la même veste, le même manteau, le grand chapeau, les dreadlocks. Et je me suis dit: «C’est Anthony Clarke. C’est A-One!»
Retrouvez l’intégralité de l’entretien dans le catalogue de l’exposition Basquiat Soundtracks, Vincent Bessières, Dieter Buchhart, Mary-Dailey Desmarais (dir.), Éd. Gallimard, Paris, 2023.