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Toxic présente Toxic de Jean-Michel Basquiat

Publié le 23 mai 2023 — par Vincent Bessières

— Toxic par Toxic

Toxic par Toxic

Avant que Jean fasse ce tableau, on avait fait une expo à Munich avec Raimund Thomas. On était toujours au téléphone, à se dire ce qu’on faisait, où on était, ce qu’on mangeait... Le chapeau que je porte vient du café Hofbräuhaus, à Munich. On y était pendant l’Oktoberfest. Comme je n’aimais pas le sigle du Hofbräuhaus, sur le chapeau, je le portais sur l’envers. Quand j’ai vu Jean, il m’a fait : « C’est quoi, ça ? » Je l’ai retourné et il a vu : « Hofbräuhaus, Munich ». Il m’a fait : « A-One et toi, vous vous êtes marrés ? » J’ai dit oui. Et lui : « Assieds-toi, je vais te peindre. » « Mais pour quoi faire ? » Lui : « Allez, c’est juste pour moi. » Et voilà. C’était un super pote, et je lui ai beaucoup servi de modèle. Je n’étais pas toujours partant, mais aujourd’hui, je peux le remercier. La musique nous porte. Dans le studio de Rammellzee, il y avait toujours de la musique. Pareil dans le studio d’A-One, dans le mien ou celui de Jean. De la musique, constamment. C’est notre façon de célébrer la vie. Et puis écouter des gens comme John Coltrane, Miles Davis et Max Roach nous inspirait, parce qu’on connaissait leur parcours et que cette musique magnifique qu’ils avaient créée était née de la souffrance. On n’imaginait même pas pouvoir un jour être comparés à eux, parce qu’ils étaient nos modèles. On pensait que pour atteindre le sommet, il fallait parvenir à cette excellence. Ça a toujours été notre but. Je crois qu’aucun tableau de Jean-Michel n’a jamais été restauré, parce qu’on a énormément travaillé sur leur fabrication. Nos tableaux, on a passé un temps fou à comprendre comment les rendre intemporels. On voulait qu’ils résistent à l’épreuve du temps. Comme Michel-Ange ou Léonard de Vinci. On voulait que nos tableaux durent des siècles. On se fichait de l’argent, de la célébrité. On voulait changer l’histoire. Quand Jean évoquait les musiciens de jazz, on pouvait lire leur histoire et comprendre ce qu’ils avaient enduré, en tant qu’artistes, pour essayer de créer leur art, pas forcément pour en vivre. Au-delà de l’évolution sociale, ces gens étaient un exemple pour les jeunes Noirs américains qui voyaient qu’autre chose était possible. Pour moi, ils ne se sont pas dit : « Je vais faire du jazz pour changer la société. » Mais les musiciens de jazz ont été nos modèles pour ce qu’on pouvait faire et devait faire. Est-ce que ça a changé quelque chose ? En 2023, je pense que non. L’art est un moteur très puissant.

Entretien : Tristan Duval-Cos
Réalisation : Laurent Sarazin – Imaginé productions
Montage : Laurent Sarazin & Clément Gaultier – Imaginé productions
© Cité de la musique – Philharmonie de Paris

Ami de Jean-Michel Basquiat, le graffeur Toxic présente le tableau qui porte son nom et évoque le bouillonnement créatif du New York des années 80.

Vincent Bessières

Vous avez souvent vu Jean [Jean-Michel Basquiat] travailler. Comment décririez-vous sa façon de procéder ?

Toxic

C’est impressionnant. J’ai vu Jean réaliser quatre peintures à la fois, rouler un joint, manger un sandwich, changer le disque, commencer à danser, reprendre le joint, finir le joint et recommencer à peindre. Il ne faisait que travailler. J’allais sur Great Jones et sur Spring Street. On sortait, on allait dans des boîtes, on rentrait à une heure ou deux du matin. Je m’endormais vers deux ou trois heures, je me réveillais vers les huit ou neuf heures, et il était en train de peindre, c’était constant ! Dans son atelier, il passait tout son temps à peindre, sauf quand il allait à des soirées ou en boîte. Peu importe l’heure à laquelle il arrivait, il allait dans son atelier et peignait. Et je remercie [Jean et Ramm] pour ça, parce que c’est ce que je fais aujourd’hui. Je l’ai appris d’eux.

Vincent Bessières

Quelle a été, selon vous, l’influence de la musique dans son travail ?

Toxic

Constante. Il ne m’est jamais arrivé de ne pas entendre de musique quand j’étais dans l’atelier de Jean. Jamais. J’entrais, il était en train de peindre, les mains couvertes de peinture, et il me lançait : « Peux-tu retourner le disque ? » Ce que je faisais, ou je mettais quelque chose d’autre en disant : « Écoute ça. » La musique jouait en permanence. On avait toujours la musique. Quand tu es jeune, paumé et noir, tu as une radio ou même un petit transistor, jusqu’à ce que tu aies un magnétophone pour faire jouer des cassettes, celles que tu veux. La musique devient ta meilleure amie. Souvent, quand tu es assis dehors et que tu te demandes où tu vas dormir, ce que tu vas manger, où tu vas aller [rires], tu as ta radio, tu as la musique. Tu entends quelqu’un faire jouer de la musique, tu peux t’asseoir à côté de lui, écouter ce qui joue, tu discutes un peu et tu viens de te faire un ami. La musique, c’est l’acceptation de l’autre, ça ouvre une autre dimension. Il faut de la musique, même mauvaise ; parce qu’un atelier d’artiste stérile, sans son, c’est terrible ! Jean a toujours peint en écoutant de la musique. Quand il a réalisé les peintures de Charlie Parker, je pense qu’on a écouté sa musique chaque jour pendant deux mois. Charlie, Miles [Davis] et tous les grands classiques du jazz, en boucle.

 

Vincent Bessières

Charlie Parker occupait une place particulière dans son panthéon.

Toxic

Jean adorait Charlie Parker […] [Les musiciens de jazz] sont la définition même du mot « cool ». Mais on se rend compte que rien n’a changé. On lit les biographies d’artistes, de musiciens et de joueurs de basketball, et en fait, ce calvaire qu’ils ont subi dans les années 1960, le racisme et tout ce qui s’est passé dans mon pays, on le subit encore, trente ans plus tard. On pensait que les choses avaient changé. Dans un endroit comme New York, on pourrait y croire […] Mais New York fait tout de même partie des États-Unis. Je crois qu’on admirait les musiciens de jazz pour leur façon de se vêtir, pour tout ce qu’ils ont enduré, leur persévérance et leur succès. Il en a fallu du courage à Miles pour être Miles Davis et à Charlie Parker pour être Charlie Parker. Ça force le respect et l’admiration. On les admirait pour le respect qu’ils inspiraient.

Vincent Bessières

Et ils créaient et improvisaient tout le temps – Charlie Parker et Dizzy Gillespie. Vous parliez plus tôt de Basquiat qui peignait constamment, c’était la même chose pour eux, mais avec la musique.

Toxic

Oui, il faut bien développer son art. On faisait toujours cette comparaison : notre démarche était proche du jazz. Il faut se présenter, faire de son mieux, se montrer sous son meilleur jour. Improviser. On improvisait beaucoup ! On allait à des endroits où il n’y avait pas de matériel artistique. On devait faire des tableaux avec les moyens du bord. Et avant les expositions, il arrivait parfois qu’on se retrouve sans peinture, que telle couleur manque […] Oui, on devait toujours trouver des solutions pour y arriver. On s’inspirait des musiciens de jazz. Comment être cool, comment être vif. Parce que dans toutes les entrevues avec ces gars, on comprend à quel point ils sont brillants. Ils ont étudié la musique, en ont composé. Ils auraient pu jouer de la musique classique s’ils l’avaient voulu. Ils ont choisi de faire autre chose. Ce n’est pas la voie la plus facile, mais c’est la plus gratifiante. Beaucoup de gens n’aimaient pas ce que Jean peignait. Après sa mort, ça m’a révolté que tout le monde dise : « Oh, Jean-Michel est un génie maintenant. » Non, il était un sacré génie quand il était vivant. Ça n’aurait pas dû prendre autant de temps […] Toutes ces histoires tristes de musiciens incroyables que tout le monde aime – ils sont morts pauvres et seuls. Ça m’a transformé. Je sais que ça a changé la façon dont A-One voyait les choses. Je sais que ça a touché Ramm aussi quand A-One est mort. La dernière fois que j’ai vu Ramm, il m’a regardé et dit : « Ces foutus Squirrel et Jean, ils nous ont abandonnés. » Pendant vingt ans, c’est aussi ce que j’ai ressenti. Ils me manquaient parce qu’ils étaient mes collaborateurs. C’est à eux que je lançais des idées, que je disais : « J’ai envie de faire ça. » Et ils étaient assez fous pour dire : « OK, on fonce ! »

Vincent Bessières

Étiez-vous présent au moment où Jean-Michel Basquiat a réalisé votre portrait ?

Toxic

Oh, la peinture intitulée Toxic. Le chapeau bleu que je porte est un Hofbräuhaus retourné. J’ai une photo de moi portant ce chapeau avec le bord avant relevé. J’étais dans son atelier, assis sur un tabouret, et Jean m’a dit : « Bouge pas ! » et a couru vers une toile […] Ça faisait peut-être une heure que j’étais assis, et il a dit : « Ça y est. » Ensuite, il a peint Hollywood Africans et Luna Park [1983]. Il a réalisé cette autre peinture où figure mon vrai nom, Torrick Ablack [All Coloured Cast I, 1982]. Il m’a peint parce que j’étais tout le temps là ! Le gorille noir qui se retrouve dans plusieurs tableaux, c’est un gorille en caoutchouc qu’il avait sur une table. Je le déplaçais souvent dans la maison, je lui mettais une cigarette au bec et je le collais dans la fenêtre [rires]. Il y avait de petits jouets partout dans la maison, alors on s’amusait avec […] Une fois que Jean avait fait mon portrait, A-One n’arrêtait pas de se plaindre ; un jour il est arrivé chez moi tout fier et il a dit : « Hé ! Jean vient de faire mon portrait ! » Je suis allé chez Jean et je l’ai vu. C’est exactement A-One ce jour-là : les mêmes chaussures, la même chemise, la même veste, le même manteau, le grand chapeau, les dreadlocks. Et je me suis dit : « C’est Anthony Clarke. C’est A-One ! »


Retrouvez l’intégralité de l’entretien dans le catalogue de l’exposition Basquiat Soundtracks, Vincent Bessières, Dieter Buchhart, Mary-Dailey Desmarais (dir.), Éd. Gallimard, Paris, 2023.

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Vincent Bessières

Vincent Bessières est actif dans le domaine du jazz depuis une vingtaine d’années comme journaliste en presse et radio (Jazzman, So Jazz, Jazz News, L’Express, France Musique...), commissaire d’exposition ("We Want Miles" en 2009, "Django Reinhardt, Swing de Paris" en 2013, "Jazz & Love" en 2019), producteur de disques pour le label jazz&people et directeur artistique.

  • Entretien écrit réalisé par Vincent Bessières
  • Entretien vidéo réalisé par Tristan Duval-Cos
  • Vidéo réalisée par Laurent Sarazin - Imaginé productions
  • Montage : Laurent Sarazin & Clément Gaultier - Imaginé productions
  • © Cité de la musique - Philharmonie de Paris