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Le Laboratoire de la création #12 - Bartók – Ligeti : Le parfum de la terre

Publié le 03 février 2023 — par Thomas Vergracht

Deux grands noms de la modernité, deux compositeurs attentifs aux musiques folkloriques et traditionnelles. Une avant-garde venue d’Europe de l’Est.

La série Le Laboratoire de la création analyse les œuvres marquantes qui ont forgé la modernité, de l’après-guerre à la période contemporaine. Elle nous fait pénétrer dans l’atelier du compositeur.

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Béla Bartók a voué sa vie à retranscrire la terre en musique, à transcender l’âme musicale des paysans dont il ira collecter les chants traditionnels dans toute l’Europe de l’Est. Il voulait donner une identité à la musique de son pays, la Hongrie, dont la vigueur « populaire » fut initiée par le grand Franz Liszt. Une musique de l’identité et au parfum unique, pour impulser une unité nationale plus politique. Mais qu’est-ce qui lui donne ce parfum « folk » si particulier ?

Le premier secret tient en un mot : pentatonisme. Penta, cinq. Cinq sons. En fait, toutes les musiques traditionnelles venant d’à peu près n’importe quelle région du monde utilisent non pas des gammes occidentales (notre fameux do, , mi, fa, sol, la, si), mais des échelles différentes, comprenant 5 sons au lieu de 7 sons. Des mélodies pentatoniques, donc. Bartók en recopie des centaines dans les campagnes hongroises, roumaines et j’en passe… et les adapte volontiers dans ses propres œuvres, comme des arrangements, des transcriptions. C’est le cas de tout ce qui s’intitule Danses roumaines ou Mélodies populaires, hongroises ou roumaines.

La deuxième clé de l’univers populaire, c’est la pulsation. Une musique qui danse, qui donne envie de hocher la tête et taper du pied, c'est ça, une musique pulsée ! Bartók en use et en abuse, on peut même dire que le compositeur est le champion du monde toutes catégories des pulsations. Écoutez le début de sa suite pour piano En Plein Air, le premier mouvement intitulé « Avec tambours et fifres » donne le ton !

On trouve également des pulsations furieuses dans des œuvres beaucoup plus ambitieuses de Bartók. Tenez, écoutez le début du final de son Premier Concerto pour piano. Une œuvre dont la réception a été d’ailleurs assez chaotique… un peu comme la musique, d’ailleurs.

Dans cet exemple, Bartók réécrit du « faux paysan », si je puis dire. Il trouve lui-même les mélodies, en s’inspirant de ses collectages dans les campagnes. Nous ne sommes plus dans l’adaptation littérale, mais dans la réinvention d’après un modèle, le plus pur qui soit.

Loin de n’être qu’un totem de la modernité, Bartók se fond avec une grande aisance dans les formes anciennes. La preuve : il écrit six quatuors à cordes. Pour lui, le quatuor, avec ses deux violons, son alto et son violoncelle, c’est un peu comme si le violoneux du village rencontrait l’esprit de Ludwig van Beethoven. Ça pulse, ça danse, et en même temps c’est très surprenant. Parfois âpres et râpeux, les quatuors à cordes de Béla Bartók sont encore aujourd’hui considérés comme des sommets d’inventivité et de modernité. Écoutez donc le final du Quatuor n° 4.

Béla Bartók est né en 1881, le compositeur dont nous allons maintenant parler est d’une génération suivante, c’est un héritier. Né en 1923, György Ligeti est un vrai fils spirituel de Bartók. Entre la fin des années 1940 et 1956, année de son départ de Hongrie, Ligeti écrit des dizaines d’œuvres traditionnelles, au parfum et au nom typiquement hongrois. En 1954, Ligeti écrit même un Premier Quatuor à cordes, au sous-titre évocateur, « Métamorphoses nocturnes ». Hormis le fait que Bartók était un spécialiste des dites « musiques nocturnes », Ligeti pousse l’hommage en reprenant le même langage inspiré du pentatonisme, avec une pulsation forte. Comme ici, dans le Presto.

On a vraiment l’impression d’entendre le Septième Quatuor de Bartók, vous ne trouvez pas ? C’est au cours de cette période hongroise que Ligeti écrit de nombreuses autres œuvres, comme ce truculent extrait des Musica Ricercata. Mais l’œuvre majeure de cette période, ce sont ses Six Bagatelles pour quintette à vent. Les Bagatelles de Ligeti, c’est un peu son tube. Tout Ligeti est déjà là. Espiègle, ludique et détonnant ! 

Mais Ligeti, c’est surtout le poète de la micropolyphonie, de l’avant-garde, très ami avec Pierre Boulez ou Karlheinz Stockhausen. Une de ses œuvres « modernistes » emblématiques ? Le Kammerkonzert, concerto de chambre pour 13 instruments pulsé et délirant… C’est un peu comme un Bartók d’avant-garde.

On s’éloigne de la tradition, mais on ne l’oublie pas ! La preuve, à partir du début des années 90, Ligeti arrive dans sa dernière manière. Et là… c’est une moisson de chefs-d’œuvre, à commencer par une musique irréelle et très « folklorique ». J’ai nommé son Concerto pour violon et ensemble.

Dans son Concerto pour violon, Ligeti mélange micropolyphonies d’avant-garde, avec l’héritage des musiques traditionnelles hongroises ou roumaines. En sort ainsi une musique prodigieuse, mêlant autant la complexité rythmique, comme ici dans le début de l’œuvre…

On entend aussi une grande sensibilité dans l’immense Aria, Hoquetus, Choral. Dans ce mouvement, le violon se lance dans une longue et sinueuse mélodie, bientôt rejoint par l’alto solo, donnant ainsi naissance à un contrepoint déchirant.

À propos d’alto, en 1994, Ligeti écrit une grande Sonate pour alto seul. Une œuvre-monde, qui n’hésite pas à se souvenir explicitement du patrimoine hongrois, comme dans le premier mouvement, Hora Lungâ, que le compositeur introduit avec ces mots : « Ce premier mouvement évoque l'esprit de la musique populaire roumaine qui a fortement marqué mon enfance en Transylvanie, avec la musique populaire hongroise et celle des Tsiganes. Je ne compose cependant pas de folklore, et n’introduis pas de citations folkloristes : il s’agit plutôt d'allusions. Hora Lungâ signifie littéralement « danse lente ». Dans la tradition roumaine, il ne s’agit cependant pas de danse, mais de chansons populaires nostalgiques et mélancoliques. »

Le folklore comme une belle et touchante impulsion vers la modernité.

Thomas Vergracht

Thomas Vergracht est l'un des producteurs du Carrefour de la Création sur France Musique. Il est le collaborateur régulier de La Lettre du Musicien et de l’Ensemble Intercontemporain.

Un podcast de Thomas Vergracht, réalisé par Benoit Thuault. Une production Cité de la musique - Philharmonie de Paris.