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Révolutions Xenakis, la force tellurique de Persephassa

Publié le 03 février 2022 — par Pierre Rigaudière

— Persephassa, musique pour 6 percussionnistes, étude de l’implantation des musiciens, vers 1969 - 24’ - © Collection Famille Iannis Xenakis

Créé en 1969 à Persepolis, Persephassa inaugure une série de pièces pour percussion solo ou ensemble de percussions. Le sextuor est motivé par une configuration instrumentale unique à l’époque, celle des Percussions de Strasbourg.

— Dispositif de Persephassa

 

Au début des années 1930, Varèse marquait fortement les esprits avec Ionisation. Un peu avant lui, Chostakovitch avait osé dans son opéra Le Nez un entracte confié aux seules percussions. Henry Cowell réunissait un peu plus tard dans Ostinato pianissimo des percussions et un piano préparé. Autant d’invitations à l’émancipation de l’écriture des percussions, auxquelles Xenakis fera écho à la fin des années soixante. Créé en 1969 à Persepolis en Iran, Persephassa inaugure une série de pièces pour percussion solo ou ensemble de percussions. Le sextuor, qui sera reconduit dans Pléiades, est motivé par une configuration instrumentale unique à l’époque, celle des Percussions de Strasbourg.

Dans un des dialectes grecs anciens, Persephassa désigne Perséphone qui, outre ses attributions de déesse du monde souterrain, est associée, alors qu’elle revient chaque année séjourner à la surface terrestre, à la revitalisation printanière de la nature. En dépit de la présence, dans son instumentarium relativement sobre, de simantras inspirés par le semantron des monastères orthodoxes, Persephassa suggère une forme de rituel païen lié à la renaissance printanière, qui rejoindrait le Sacre de Stravinski.

À l’idée de cycle vital, Xenakis associe celle de cycles de transformation d’un matériau musical. Immédiatement après le roulement initial des six caisses claires, se dessine un processus clairement perceptible : un schéma rythmique minimal est répété, chaque réitération s’accompagnant d’un développement dont la prolifération finit par dissoudre le motif originel.
Vient ensuite, sur la base d’attaques régulières qui installent une pulsation de référence, la superposition de mouvements périodiques différenciés, comme si l’on percevait simultanément un même discours énoncé à différentes vitesses. C’est lorsque chaque percussionniste commence à prendre en charge seul, tour à tour, ces différentes vitesses d’élocution que l’on prend la mesure du dispositif spatial mis en œuvre. Les six interprètes étant positionnés en hexagone autour du public, commence alors un mouvement giratoire qui se prolongera par une double rotation, les deux trajectoires évoluant dans le sens inverse l’une de l’autre.

— Version visuellement moins pertinente, mais dont la prise de son restitue plus fidèlement l’aspect spatial

Les processus mis en œuvre par Xenakis dans Persephassa opèrent à deux niveaux. Aux phénomènes locaux s’ajoute une dynamique globale, qui tend vers la complexification et vers un climax expressif. L’idée d’entropie inspirée par la thermodynamique, qui dans sa métaphore musicale mène à des « nuages » de points, fait intervenir une dialectique entre prévisibilité (les processus) et imprévisibilité (le détail de leur évolution). Ici, le procédé compositionnel traite la morphologie de groupes au sein d’une masse, et non le devenir de chaque « individu » musical.
Un autre des processus qui orientent l’œuvre illustre la façon dont Xenakis recourt volontiers au calcul pour formaliser une texture spécifique, en l’occurrence une polyrythmie complexe. 
Contrairement à la section initiale où il déployait un feuilleté de valeurs rythmiques différenciées, le compositeur instaure cette fois une valeur commune, la noire, sur la base de laquelle il va progressivement dissocier les tempos. S’il s’agissait d’une musique dirigée, il faudrait ici autant de chefs que d’interprètes ! Mais dans ce sextuor, chaque interprète doit assumer lui-même une extrême précision métronomique, qui implique un clic métronomique communiqué de façon individualisée via un écouteur. En fin de parcours, ce n’est plus des rythmes que l’on perçoit mais, derrière cet apparent chaos organisé, la granulosité d’une texture.

Après une séquence de canons rythmiques rotatifs, le bouquet final de la pièce consiste en un vaste mouvement giratoire en crescendo qui, sur un modèle morphologique de type roulement-crescendo-accent-decrescendo, va voir le nombre d’attaques et d’accents se multiplier jusqu’à saturation de l’espace acoustique. Rotation, accélération et densification convergent et se combinent en une force inexorable, écho des phénomènes telluriques dont la musique de Xenakis est souvent la métaphore.

— Accélération finale à partir de 21’40

L’accélération finale est techniquement injouable de façon littérale à cause de sa densité, ce qui oblige les interprètes à une certaine inventivité pour se rapprocher autant que possible du résultat escompté. Les musiciens américains de Red fish blue fish (sous la direction de Steven Schick) ont décidé de recourir au re-recording. Ils se multiplient par 4, et ce n’est pas de trop !

 

Pierre Rigaudière

Pierre Rigaudière est enseignant-chercheur à l’université de Reims (URCA) et concentre ses activités de recherche sur la création musicale. Il collabore en tant que critique avec Diapason et L’Avant-scène opéra.