C’est pour sa voix fragile que Gainsbourg a érigé le plus puissant répertoire de la chanson française. Mais Birkin est elle-même une auteure à part entière.
« Je ne dors plus, tu vois bien. Le moment est parfait pour me dire si tu m'aimais... »
J'avais écrit un court métrage vers 1983 ou 1984, quelque chose comme ça. J'étais avec Jacques Doillon et il m'a dit : « Il n'y a plus de place pour les courts métrages. Donc, sois vraiment courageuse et fais un vrai film d'1h30 sur ce cauchemar de ne pas pouvoir dormir ». Alors, comme j'avais été son assistante dans La Fille de 15 ans, j'ai vu qu'il était possible de faire des plans-séquences très longs autour des acteurs. J'avais la chance d'avoir joué dans La Fille prodigue, je savais qu'on pouvait sans problème avoir un paquet de textes pourvu qu’ils fonctionnent comme ping-pong entre deux personnes, la nuit, parce que mon idée, c'était deux personnes dans un lit.
Et j'ai écrit : Oh ! Pardon, tu dormais… Des textes de chansons, je pense que ça tient la route parce que ce sont des sentiments auxquels d'autres personnes s'identifient : c'est sur la jalousie, sur la panique de perdre la personne que vous aimez, et tout ce que vous allez faire fera que vous la perdrez. Ce sont des cauchemars qu'on a tous connus ou auxquels on peut s'identifier. En lisant mon journal intime, quand j'avais 17 ans, et que j'étais mariée à John Barry, qu'est-ce que je lis ? Que je sanglotais tellement la nuit pour avoir les réponses à mes questions qu'il m'envoyait pleurer dans la chambre d'à côté pour ne pas l'empêcher de dormir, parce que lui, il avait une symphonie à écrire le lendemain. Je crois que c'est une expérience personnelle qui était présente dès l'amour, je dirais.
Étienne Daho m'a dit qu'il trouvait que le texte ferait très bien un long-playing. Ce concept de deux personnes, cette bagarre nocturne... Il aimait tellement le texte qu'il en avait sélectionné quelques morceaux qui, selon lui, feraient de formidables chansons. Mais on n'avait jamais le temps, ni lui, ni moi, du fait des circonstances. C'est vraiment après avoir fait pratiquement trois ou quatre ans de Gainsbourg symphonique, quand il me semblait que j'avais vraiment porté Serge le plus haut possible, que c'était le plus merveilleux des spectacles avec Arabesque, que peut-être, je pouvais, à présent, penser à moi. Avoir trouvé quelqu'un comme Etienne qui veut vous mettre en lumière, qui veut mettre vos textes en lumière, qui vous apprécie en tant qu’auteur, c'est le rêve de tout écrivain, toute personne qui essaie de s'exprimer. J'ai eu cette chance là géniale.
Elle traverse le temps comme une guerrière jamais vaincue, une amazone insaisissable et pourtant familière, amicale, mignonne, dopée par l’optimisme quand d’autres, à sa place, auraient depuis longtemps déposé les charmes. Jane Birkin a vécu la dernière décennie au bord des falaises, à portée de drames, mais elle s’est maintenue droite, roseau moins fragile qu’en apparence. Son sourire qui irradie la salle dès qu’elle pose un pied sur scène montre qu’elle avait besoin de ça. Revenir à la vie grâce à un disque, voulu et littéralement « arraché » à ses doutes « aquoibonistes » par son ami Étienne Daho. Oh ! Pardon tu dormais… Le titre donne l’impression qu’elle s’adresse à elle-même, à ces années de sommeil créatif. Il s’agit en réalité de la troisième variation autour d’un sujet dévoilé il y a trente ans, sous la forme d’un téléfilm pour Arte, puis au théâtre quelques années plus tard, et donc en disque aujourd’hui. Comme pour « Je t’aime… moi non plus », dont elle fut la double héroïne sur vinyle et celluloïd, il existe un léger fil qui relie ces œuvres les unes aux autres. Mais dans le cadre de l’album, Jane y déploie à travers ses mots puissants d’autres sujets incandescents, personnels et sans fard, dont les musiques de Daho et de Jean-Louis Piérot, ainsi que la sublime mise en relief de la réalisation par les deux mêmes, adoucissent les plaies et blessures. Qu’elle évoque la disparition de sa fille Kate Barry à travers « Ces murs épais » ou dans les volutes des « Cigarettes », qu’elle revienne sur des relations amoureuses virant au combat (« Oh ! Pardon tu dormais… », « Pas d’accord »…) ou qu’elle en appelle à ses fantômes intimes (« Ghosts »), il y a tellement d’elle-même tapi sous la beauté romanesque des arrangements qu’elle ne semble jamais avoir été aussi dévoilée, à nu et à cru, et pourtant si pudique.
Elle sera sur la scène de la Philharmonie, le 18 septembre, pour le concert Birkin/Gainsbourg Le Symphonique. Les deux jours suivants c’est son nouvel album qu’elle y jouera et ces concerts seront eux aussi traversés par l’ombre de Serge, car pour la première fois elle s’est lancé le pari fou d’interpréter toute la première face de l’Histoire de Melody Nelson, disque qui fête quant à lui ses cinquante ans cette année. Pendant ce Week-end Jane Birkin, Valeria Bruni Tedeschi et Denis Podalydès liront à deux voix le texte original de Oh ! Pardon tu dormais…
Que dire aussi des arrangements voulus par Daho, lesquels évoquent à la fois Gainsbourg et John Barry, son premier mari, dans un même élan et replacent Jane sur l’axe franco-british dont elle est l’infatigable funambule, sinon qu’ils célèbrent à travers cette muse inusable un certain style pop qui l’est tout autant.
Souvent, je me demande ce que je serais devenue, pas grand-chose, je crois… J'avais des parents d'une beauté sidérante : mon père était résistant, commandant de la Royal Navy et ma mère était une beauté de son époque, connue pour l'être. Ce qui fait que quand je disais : « Je suis la fille de Judy Campbell », ils disaient : « Ah bon ? Vous ne lui ressemblez pas. Vous n'avez pas la même... » Ils cherchaient, alors je disais : « Classe ? ». Je pense que je me sentais très commune en comparaison d’elle. Donc, je ne suis pas sûre que j'aurais eu le courage de boxer dans sa catégorie, faire du théâtre... Je n'aurais pas osé. Et puis pour le cinéma, j'avais demandé à Carol Reed s'il pensait que j'avais une chance dans le cinéma, il m’a dit : « Si la caméra tombe amoureuse de vous. ». Peut-être que j’aurais été modèle photo, et je l'ai été, ou actrice dans Blow-up, par David Bailey. Oui, j'étais mignonne, mais pour quoi faire par la suite ?
Je m’amuse souvent à imaginer ma vie si John Barry n'était pas parti… Je serais toujours là, en train de faire couler son bain, de réchauffer sa soupe de tortue et d'échanger ses journaux, comme je le lis dans mes journaux intimes. Heureusement qu'il est parti, parce que ça m'a donné quand même un peu de peps pour gagner de l'argent pour ma fille Kate. Parce qu'il s'est quand même barré sans rien du tout. Ça m’a donné le peps d'aller passer une audition en français en France pour Pierre Grimblat, qui m'avait remarqué à Londres parmi toutes les filles de la jet-set du swinging London. Il m'a trouvée singulière et m'a emmenée à Paris. Puis, il m'a demandé de faire un test devant Gainsbourg. D’avoir été acceptée par Serge et par les français dans un pays dont je ne parlais pas un mot et de me sentir libre, ça a littéralement changé ma vie. En Angleterre, j'étais surveillée par mes parents...Mon frère était déjà premier assistant de Stanley Kubrick, donc, dans la famille, il n’était pas étonnant que je sois dans le cinéma. Mais avec ces personnes tellement remarquables, c'était chic de me trouver en France, de parler un langage qu'eux ne connaissaient pas trop, ils ne pouvaient pas me corriger, j’étais loin de maman et de ses remarques. En France, j'étais libre. Tout ce que j'avais embarqué comme mode anglaise de l'époque : les minijupes, mon panier, ma façon d'être, mes cheveux, la frange, tout ça... Pour les Français, c'était original.
Mais voilà, peut-être que certaines personnes sont destinées à faire carrière ailleurs que chez elles. La France est un étrange pays pour ça, Claudia Cardinale, Romy Schneider, Petula Clark, ce n’est pas en Angleterre que l’on trouve des étrangères numéro un du cœur. Ça, c'est quelque chose d'étonnant. Alors, en Angleterre, j'aurais fait quoi ? Un peu de télé, peut-être. Je ne sais pas.
Révélée en plein Swinging London comme comédienne aux yeux de biches et aux jupes minimalistes, aperçue notamment dans Blow-up de Michelangelo Antonioni, Jane B. a vu son destin changer lorsqu’elle a franchi la Manche pour tourner dans un film mineur, Slogan, au casting duquel figurait Serge Gainsbourg. En 1969, année érotique, l’aller est sans retour et il ne faudra pas longtemps pour que les deux conjuguent leurs voix et quelques râles licencieux sur bande-magnétique, puis deviennent inséparables durant douze années intenses et glamours, ponctuées de disques et de frasques mondaines, donnant naissance à une fille, Charlotte, et à un mythe solaire et légèrement scandaleux dans la France des trente glorieuses finissantes. Forcément, Jane Birkin est accostée à vie à Gainsbourg, lui qui a continué après leur séparation à lui offrir pendant dix ans ses plus belles pavanes (« Amour des feintes ») comme ses vers les plus orgueilleux et bouleversants. Mais il existe aussi une Birkin sans Serge, sans tuteur, celle qui passa des comédies de Claude Zidi aux huis clos de Jacques Doillon, un autre de ses compagnons et père de sa fille Lou, ou au théâtre avec Patrice Chéreau. Une Jane débarrassée de ses déguisements de ravissante franglaise pour endosser des rôles de femmes complexes chez Tavernier, Resnais, Rivette, ou Varda le temps d’un portrait en miroir avec la réalisatrice (Jane B. par Agnès V.). En musique aussi, l’après-Gainsbourg fut un éternel jeu de cache-cache entre le répertoire taillé à même la peau par Serge et revisité en différents modes (arabo-andalou, symphonique) et le besoin de s’en affranchir, à travers des albums de duos, de reprises ou des répertoires écrits par la jeune génération. En 2004, Jane Birkin osait pour la première fois coucher ses propres mots en musique, sur l’autobiographique Enfants d’hiver, mais l’album passa injustement inaperçu.
« Donc, tous les jours de ma vie, de ma première vie, j'ai écouté du Scarlatti, du Chopin... J'écoutais Rachmaninov. Ré majeur. » (Gainsbourg)
Il était inspiré par la musique classique, parce que son père en jouait tous les jours et que c'était son éducation. Donc, quand il avait un texte à donner aux gens qu’il adorait comme Bardot, Charlotte, Bambou ou moi, il avait la modestie de mettre ça sur une musique classique car il trouvait que c’était plus beau. Moi, j’ai eu Chopin dès le départ avec « Jane B », Brahms avec « Baby Alone in Babylone », Charlotte « Lemon Incest », « Initials B.B ». On a toutes eu des mélodies classiques quand Serge voulait donner le plus beau. Pour lui, les vrais sérieux étaient les écrivains ou les poètes : Baudelaire, Rimbaud et Apollinaire. Et puis, il y avait les grands compositeurs, il avait la main de Chopin sur sa table basse. Il ne se considérait pas comme étant du même registre. Il savait qu'il était très talentueux, probablement le plus talentueux dans la catégorie des textes de chansons et des mélodies, mais les personnes qu'il admirait, c'était eux. Aussi, il avait vraiment une extraordinaire connaissance en musique, poésie, peinture. Il avait fait les Beaux-Arts, si bien qu'il avait une très haute estime pour la beauté des choses.
Il n'a jamais essayé de simplifier ses textes pour les gens qui, peut-être, n'auraient pas les mêmes références que lui. Il ne se souciait pas de ça. Donc, il aimait : « Je suis venu te dire que je m'en vais, comme dirait si bien Verlaine… » et peu importe si les jeunes connaissaient Verlaine ou non. Il utilisait les personnes qui l'inspiraient, lui. Et son écriture a ça de sympathique que l’on n’a jamais l'impression qu'il faisait des choses juste pour qu'elles marchent. Si, il a fait « Sea, Sex and Sun » pour que ça marche. Et puis, ça le faisait marrer - c'est extraordinaire d'avoir une personne avec autant de talent et autant d'humour - de faire "des pets, des poums" et toutes ces chansons rigolotes comme tout. Je crois qu'il n'y a pas un personnage comme lui. Il savait qu'il y avait des gens qui vendaient beaucoup, comme Gérard Lenorman, et qu'il y avait lui, qui était peut-être plus raffiné, parfois, avec des textes qui trouveraient leur public tôt ou tard.
Presque dix années passées loin de la scène, un journal intime publié en deux tomes dans l’intervalle (Munkey Diaries et Post-scriptum), et elle est donc revenue nous dire qu’elle comptait rester encore un peu, retrouver le vertige du trac en montant sur scène, chanter Gainsbourg et les autres, à commencer par elle-même. Un autre portrait filmé, par sa fille Charlotte, est présenté à Cannes, et elle n’a jamais semblé si heureuse de repartir en tournée. « Catch me if you can », dit l’un de ses derniers titres, mais le temps qui passe et ses morosités défaitistes ne l’ont pas rattrapée.