Le 6 novembre 1968, le premier directeur musical de l’Orchestre de Paris disparaît brutalement, en plein milieu d’une triomphale tournée nord-américaine. L’émotion suscitée de part et d’autre de l’Atlantique témoigne à la fois de la stature de Charles Munch aux États-Unis et de leur intérêt pour le nouvel orchestre français.
«Merci mes amis, je vous donne rendez-vous là-bas. Et puis, je ferai ce que je pourrai.»
C’est par ces mots que Charles Munch conclut, au Théâtre des Champs-Élysées, la répétition du premier concert de la saison 1968-1969. Là-bas? Créé moins d’un an plus tôt, l’Orchestre de Paris est déjà invité en Amérique. Munch partage la direction de la tournée avec Jean Martinon et Serge Baudo. Cela peut étonner pour un si jeune ensemble.
Mais, d’une part, l’attachement du monde musical anglo-saxon à la musique française est fort; d’autre part, l’aura propre de Munch auprès du public et des institutions nord-américaines, jusqu’à la Maison-Blanche, est à son plus haut. De fait, libéré de ses obligations à Boston depuis 1962, Munch poursuit une carrière ininterrompue de chef itinérant qui le ramène chaque saison aux États-Unis – pas moins de trois fois pour la seule année 1966.
La tournée de l’automne 1968 débute au Canada, au Québec et à Montréal. Boston suit, où le public se lève spontanément à l’entrée du chef. Puis New York, Philadelphie, Washington, New Raleigh, Brunswick, Richmond où le concert doit être donné le 6 novembre 1968. La veille au soir, jour de l’élection de Richard Nixon, rapporte Geneviève Honegger dans le livre Charles Munch – Un chef d’orchestre dans le siècle (La Nuée Bleue, Strasbourg, 1992), il «invite quelques amis à dîner: Serge et Madeleine Baudo, [le premier violon solo de l’Orchestre] Luben Yordanoff, son chauffeur. Il leur parle du film qu’il est allé voir dans l’après-midi, West Side Story, dont la musique est de Leonard Bernstein». Bernstein dont il avait donné en première audition américaine la Symphonie no 3 «Kaddish» en janvier 1964, s’attirant la reconnaissance de son jeune collègue: «Merci pour cette qualité munchienne libre, spontanée, large, imprévisible, dominante.» Ce fut «une belle soirée, très gaie», se souvient Serge Baudo, «il était particulièrement heureux et nous avons beaucoup plaisanté». Mais Munch s’endort pour ne plus se réveiller, disparaissant à 77 ans à l’hôtel John Marshall de Richmond, victime d’une crise cardiaque. Son chemin de gloire s’interrompt ainsi dans l’exercice de «cette maladie dont on ne guérit qu’en mourant», écrivait-il dans son livre Je suis chef d’orchestre (Éditions du Conquistador, Paris, 1954). Le concert prévu est dirigé par un Baudo ému aux larmes, devant une salle silencieuse.
Cette ultime tournée de Munch couronnait une vie consacrée à la musique, au sein de laquelle le répertoire français tenait la place du cœur. Mais Beethoven, Brahms ou Schumann lui étaient aussi très proches. Des journalistes français, comme Bernard Gavoty, alias Clarendon, pour Le Figaro, Jacques Lonchampt pour Le Monde, assistent aux concerts de la tournée ou relèvent les commentaires de leurs collègues. À Montréal, Le Devoir salue un «Orchestre de Paris souverain et fulminant», pendant que The Gazette le juge «fabuleux». Le Boston Herald Traveler cède à la «passion française». Sous la plume, un tantinet condescendante, d’Harold C. Schonberg, le New York Times note que «l’Orchestre de Paris est un grand orchestre avec un grand son», déplorant cependant que la sonorité de la Suite no 2 de Daphnis et Chloé ne soit pas absolument «contrôlée». Le critique compare également la Symphonie fantastique donnée par Munch à celle dirigée par Bernstein trois semaines avant avec le New York Philharmonic. Là où l’Américain s’attache à clarifier et mettre en valeur chaque détail du texte, le Français favorise la vision d’ensemble, privilégie une lecture d’abord lyrique, moins soucieuse du détail. «Je préfère l’approche de Bernstein», conclut-il. Pourtant, preuve de l’importance que l’ensemble et son chef revêtent alors outre-Atlantique, le New York Times annonce le service funèbre donné à Paris, avant de s’interroger sur sa succession.