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Hommage à Christophe Desjardins : une création de Céline Steiner

Publié le 22 janvier 2021 — par Céline Steiner

— Christophe Desjardins - © Eric Besnier

L’altiste Louise Desjardins crée Apories de la jeune compositrice Céline Steiner. Destinée à Christophe Desjardins, cette pièce s’inspire des réflexions sur la mort de Jacques Derrida et traduit le phénomène naturel du vent.

 

Née de l’idée de constitution d’un cycle de plusieurs pièces sur le phénomène naturel du vent compris tant dans ses dimensions imaginaires et poétiques que dans l’analyse de ses dimensions acoustiques, cette nouvelle pièce pour alto s’est peu à peu transformée en miroir reflétant les événements de cette année écoulée qui se sont finalement inscrits dans le processus même de la composition.

Aux images initialement poétiques s’est ajoutée une conscience politique d’actualité brûlante avec l’intensification de notre regard sur la signification des frontières ; la fine couche de sable rouge apportée par le vent du Sahara ayant traversé la Méditerranée et recouvrant le paysage après les pluies devenant ainsi touchante de par sa symbolique elle-même, dans sa poésie et sa signification reflétant le décalage avec les frontières anthropologiquement et politiquement installées.

Le vent devient alors métaphore, réellement existante dans la nature, de l’expérience d’une aporie, traversant les frontières culturelles et politiques sans aucun obstacle possible.

Le décès soudain de Christophe Desjardins, qui m’avait demandé cette nouvelle pièce et qui restera pour moi toujours dans un souvenir du regret et de la rencontre impossible, m’a rendu toute continuation de mon travail sur cette pièce impensable pendant plusieurs mois. C’est la découverte et la lecture d’Apories. Mourir – s’attendre aux « limites de la vérité » (1996) de Jacques Derrida qui m’ont donné les clefs pour continuer mon travail de composition et d’ainsi resituer et restituer d’autres significations supplémentaires à ce travail. Ses réflexions sur la mort m’ont aidée à dépasser l’impossibilité de travailler – repoussant les frontières du possible et de l’impossible dans cette forte expérience aporétique. « Passage de la mort : au-delà. La mort est si souvent représentée comme une fin, une limite, une frontière – un voyage, un départ ou le passage d’une frontière. La mort y arrive-t-elle ? Peut-on faire l’histoire de cette frontière et de cette arrivée ? Qu’est-ce qu’un arrivant ? Et que veut dire “s’attendre”, “s’attendre soi-même”, “s’attendre l’un(e) l’autre – à la mort ?” Pour traiter ces questions, il m’aura fallu traiter du passage et du non-passage, de l’aporie en général. » (Derrida, Apories, p. 1).

« Que serait une telle expérience [d’aporie] ? Le mot signifie aussi passage, traversée, endurance, épreuve du franchissement, mais peut être une traversée sans ligne et sans frontière indivisible. Peut-il jamais s’agir, justement […], de dépasser une aporie, de franchir une ligne oppositionnelle ou bien d’appréhender, d’endurer, de mettre autrement à l’épreuve l’expérience de l’aporie ? » (Derrida, Apories, p. 35)

Apories est une double traversée d’un matériau harmonique composé selon une technique en constante réévaluation de pièce en pièce, en écho à la forme transcendantale de la chaconne dans son balancement régulier entre les deux couches harmoniques, avançant ainsi dans le temps vers l’infini.