Berio est quelqu'un qui a toujours essayé de trouver des complémentarités entre les choses, de créer des ponts, des connexions. Je dirais en italien que c'est un "creatore di ponti", quelqu'un qui a construit des ponts pour mettre en relation les choses, mais des ponts au-dessus de quelque chose qui est en mouvement, avec des choses dedans. Ce n'est pas seulement l'image de créer des connexions, mais de créer des connexions dans une géographie. Il faut toujours penser à Berio comme une géographie de la musique, vraiment. Et aussi dans ce texte, dans le volume. On peut imaginer le volume comme la cartographie de la pensée de Berio. L'édition en français des "Écrits" de Berio n'est pas une simple traduction de l'édition italienne parue en 2013, en Italie.
En effet, c'est un nouvel ouvrage, presque. Chaque texte a été retraduit, a été relu et pensé dans la nouvelle langue, dans une nouvelle dimension. On a parfois aussi presque changé... Pas changé la langue de Berio, mais on a écouté le sens des textes de Berio pour le rendre en français. Berio écrivait d'une façon vraiment incroyable. Parfois, c'est presque poétique. Et en plus, c'est un vrai intellectuel, c'est-à-dire que dans la langue de Berio, on trouve des références, des échos, des réflexions qui sont implicitement liés à d'autres œuvres littéraires.
L'organisation du livre a été inspirée par un concept de Berio : les chambres, les "stanze". "Stanze", c'est le titre de la toute dernière composition de Berio. Alors on a essayé de le diviser en actions, en actions de la pensée. Les chapitres sont des miroirs d'actions : réfléchir, faire, discuter, dédier. Et après, à la fin, on a mis des écrits qui sont parfois des réécritures que Berio a faites du même texte, des années plus tard, ou des écrits qui sont compliqués parce que ce sont des écrits ou des conférences qu'il a tenues, mais qu'il n'a pas eu le temps de corriger, par exemple. On a voulu créer une antichambre pour que le lecteur puisse rentrer dans sa pensée, grâce à quelqu'un qui a été pour lui pas seulement un compagnon de route, mais vraiment un pilier pour l'évolution de sa musique avant sa pensée. Alors Umberto Eco était un choix presque naturel.
Eco et Berio se sont connus dans les ambiances de la radio italienne à un moment où tous les deux étaient en train de découvrir la linguistique. Berio a découvert la linguistique grâce à Eco, c'est ce que tout le monde pense. En fait, c'était le contraire. C'était le contraire et grâce au texte qui est publié maintenant en préface, on va découvrir que c'était Eco qui avait volé le texte de Jacobson à Berio. Et comme ça, les lecteurs découvrent une nouvelle histoire.
La vraie histoire de cette amitié qui a vraiment conditionné leur vie à tous les deux. La linguistique pour Berio, c'était une découverte, mais une découverte qu'il a appliquée à la musique. C'est-à-dire que grâce à la découverte, lorsqu'il était en Amérique, vers 1952-53, du travail de Jacobson et de toute l'école de linguistique en Amérique, il a vraiment découvert un processus. Une nouvelle façon de penser la structure, pas de la linguistique, mais de la musique. Il a vraiment traduit, dans ce cas-là on peut vraiment parler de "traduction", il a traduit tous le système de la linguistique en musique.
Il a commencé à voir la musique et la grammaire de la musique comme un système basé, coordonné, de phonèmes, de plein de petits éléments. Et de là, il a commencé à composer avec ce critère organisateur, le critère de la linguistique. On peut penser à "Thema (Omaggio a Joyce)". On a un texte dédié à "Thema (Omaggio a Joyce)", ou plutôt, à "Omaggio a Joyce" comme documentaire radiophonique, où il parle de la connexion entre musique et linguistique. Et il nous explique que vraiment, la linguistique est un moyen pour découvrir une nouvelle façon de composer. Avec la lecture des différents textes qui sont assemblés dans ce livre, on a la possibilité de découvrir la musique de Berio sans en lire une analyse, mais en lisant vraiment des réflexions qui amènent à voir sa musique sous un tout autre angle.
Mais on aura aussi la possibilité de découvrir des compagnons de route, ses compagnons de route : Eco, en premier, qui préface le livre, mais aussi quelqu'un qui n'est peut-être pas très connu en France, Roberto Leydi. Et c'est l'un des derniers textes qu'il a écrits. Roberto Leydi était un musicologue. Grâce à lui et à Bruno Maderna, il a ouvert le studios de phonologie, il a découvert la musique électronique, mais aussi la musique populaire. Alors le livre nous parle beaucoup de l'amour que Berio a eu pour la musique populaire, mais presque personne ne sait que cet intérêt, la connaissance incroyable que Berio avait de la musique populaire, il la devait à Roberto Leydi. Et pour les lecteurs, peut-être que ce sera intéressant de découvrir que les musiciens qui sont remerciés, ou les compagnons de route de Berio, ne sont presque jamais ses contemporains.
Il n'y pas a de texte dédié à Boulez, par exemple, et nous savons que les rapports entre Boulez et Berio étaient vraiment très étroits, mais on n'a pas de texte, ni sur Cathy Berberian, par exemple, et ça, c'est aussi étonnant. Mais on a des textes sur Bruno Maderna, et on a des textes sur Stravinsky, sur Ravel, sur Bach, sur Beethoven. Ce sont vraiment les compositeurs qu'il a toujours vus comme ses vrais compagnons de route. Il a toujours pratiqué aussi ce rapport avec l'histoire dans ses compositions. En tant que compositeur, il n'a jamais utilisé la sérialité, par exemple, d'une façon dogmatique. Il a toujours vu la sérialité ou l'organisation de la structure musicale comme une chose qui était en rapport à l'histoire, une évolution de l'histoire. C'est pour ça que ses modèles, ce sont plutôt Stravinsky ou Monteverdi. C'est un paradoxe, mais c'était vraiment une sorte d'arche qui liait sa musique à la musique du passé pour rentrer dans le futur.
Parler de Berio et de la politique ou, mieux, parler de Berio et de la société, la vie dans une société, c'est parler de politique, tout à fait. Et pour lui, c'était la même chose que de parler de musique. C'est-à-dire que la musique, c'est vraiment un acte social. La musique n'est jamais écrite pour soi-même. La musique n'est jamais pensée pour être seulement jouée. La musique est pensée dans un contexte. La musique est pensée pour quelqu'un et pour quelque chose, dans un contexte. Alors, vraiment, parler de Berio et de la politique, c'est lire vraiment entre les lignes. C'est lire et chercher une pensée qui n'est pas directe, comme c'est le cas chez d'autres compositeurs, pour qui la politique, l'engagement, est quelque chose de très direct. Chez Berio, ce n'est pas si direct, mais ça peut être vraiment plus subtil. Il n'y a pas dans le livre un chapitre sur "Berio et la politique", mais on peut dire que tout le livre peut être lu comme "Berio et la politique".
Moi, comme lectrice, je dirais "La Dame de Baltimore". Peut-être commencer par ce texte, qui n'est pas vraiment sur la musique, mais qui nous révèle beaucoup la façon de penser de Berio. Sa pensée était composée de fenêtres qu'il ouvrait les unes après les autres. Et après "La Dame de Baltimore", on peut vraiment être libre, on peut se sentir libre d'ouvrir le livre n'importe où, sur n'importe quel sujet, et de le lire. Plutôt que de conseiller un texte, je voudrais conseiller une attitude pour lire les textes de Berio : les lire sans préjugés.
Avec des œuvres comme Sinfonia, la série des Sequenze ou Coro, Luciano Berio (1925-2003) aura été l’un des représentants majeurs de l’avant-garde musicale du XXe siècle. Pionnier de la musique électronique, attaché aux musiques populaires, il a développé une pensée vaste et profonde qui se reflète dans ces textes rédigés tout au long de sa vie. Le volume comprend des essais, des textes théoriques, des conférences et des articles qui abordent l’ensemble des formes musicales (de Monteverdi aux Beatles), les rapports de l’art à l’histoire et aux sociétés, l’écoute et la recherche radiophonique. Il témoigne aussi des débats polémiques auxquels Berio a pris part et de ses hommages à des compagnons de route du passé et du présent, musiciens, peintres ou écrivains, comme ses amis Umberto Eco et Italo Calvino.
Les Éditions de la Philharmonie
Écrits sur la musique
Intégrale des Écrits de Luciano Berio sur la musique