Continuellement sonores, les Mémoires de Saint-Simon commentés par le claveciniste Olivier Baumont sont passionnants, surprenants et riches de perceptions nouvelles. Extrait.
La scène eut lieu à Paris en 1717, lors d’une après-dînée au Palais-Royal, demeure du Régent Philippe d’Orléans. Celui-ci voulut amener son ami le duc de Saint-Simon, alors membre du Conseil de régence, dans sa petite loge à l’Opéra à laquelle il accédait « à couvert et de plain-pied » depuis son appartement. Pour le prince, pourtant féru de musique, il ne s’agissait en aucun cas d’aller applaudir l’ouvrage lyrique représenté ce jour-là, mais plutôt de parler « de choses importantes », c’est-à-dire de religion et de politique. Saint-Simon s’en offusqua : « “ À l’Opéra, monsieur ! m’écriai- je ; eh ! quel lieu pour y parler d’affaires ! parlons-en ici tant que vous voudrez, ou si vous aimez mieux aller à l’Opéra, à la bonne heure ; et demain, ou quand il vous plaira, je reviendrai.” » Il ne put convaincre le Régent malgré de bons arguments : « Je le suppliai de songer qu’il étoit impossible de n’être pas détournés par le spectacle et par la musique, (…) qu’en un mot l’Opéra étoit fait pour se délasser, s’amuser, voir, être vu, et point du tout pour y être enfermé à y parler d’affaires, et sy donner en spectacle au spectacle même. j’eus beau dire ; il se mit à la Jin à rire, prit d’une main son chapeau et sa canne sur un canapé, moi par le bras de l’autre, et nous voilà allés. En entrant dans sa loge, il défendit que personne y entrât, qu’on l’ouvrît pour quoi que ce pût être, et qu’on laissât approcher personne de la porte. C’étoit bien montrer qu’il ne vouloit pas s’exposer à être écouté, mais bien montrer aussi qu’enfermé là avec moi, qui nétois pas un homme de spectacles et de musique, il y étoit moins à l’Opéra que dans un cabinet en affaire. »
Est-ce cette anecdote, dans laquelle Saint-Simon révèle n’être pas un homme « de musique », qui fait dire communément que l’on ne trouve guère de choses dans ses Mémoires sur ce sujet ? Est-ce aussi l’immensité d’un texte, dont l’analyse des diverses matières paraît infinie, qui explique qu’il a été peu étudié sous cet angle ? Pourtant, il y a longtemps déjà, deux œuvres de la même période, le Journal du marquis de Dangeau et les Mémoires du marquis de Sourches, ont été explorées ainsi avec soin. Intrigué depuis toujours par quelques passages splendides sur la musique lus ici et là, j’ai décidé de compléter ces découvertes par un examen attentif de l’intégralité des Mémoires de l’illustre duc. Face à l’importance, à l’intérêt et au caractère singulier de ce que j’ai trouvé, l’idée s’est alors progressivement imposée de rédiger ce livre.
Les Mémoires de Louis de Rouvroy (16 janvier 1675 – 2 mars 1755), duc de Saint-Simon et pair de France, portent sur les années 1691 à 1723. La narration est chronologique, cependant elle s’interrompt fréquemment pour relater des faits anciens, pour évoquer des personnages mais aussi, comme à l’année 1715, au moment de la mort de Louis XIV et du début de la Régence, pour faire une ample description de la cour et de ses principaux acteurs. Chronique du temps et de temps ancestraux, livre d’histoire et d’histoires, galerie d’innombrables portraits vivants ou un peu fantomatiques et, certes, récit d’une vie, les Mémoires de Saint-Simon allaient-ils faire de leur auteur un historien pour la postérité, comme il l’avait lui-même souhaité ? De nos jours, il est avant tout connu comme l’un des plus grands écrivains de la langue française. Il désirait convoquer Clio mais, et presque à son insu, bien d’autres muses s’invitèrent dans son texte.
À commencer par Euterpe. Miroir d’une société à la fois plurielle et profondément hiérarchisée, la musique à l’époque du mémorialiste a plusieurs significations, comme c’est le cas pour la cour. La « cour » désigne tout à la fois une nation, une institution, un lieu, un ensemble de courtisans et un mode de vie. La « musique », quant à elle, désigne un art ou une science des sons, une œuvre, une pratique, un moment et un ensemble de musiciens (compositeurs ou simples exécutants). Elle est surtout un véritable langage. À l’église, elle accompagne le célébrant ; au théâtre, elle valorise les passions ; au bal, elle fait danser ; en campagne militaire, elle impressionne l’ennemi et consacre la victoire. Officielle et publique, elle devient l’un des instruments du pouvoir ; privée, elle résume les caractères humains dans lesquels chacun peut se retrouver.
Extrait de « À l’Opéra, monsieur ! », La musique dans les Mémoires de Saint-Simon, Olivier Baumont. Paris, Gallimard (collection l’Infini), 2015, p. 11-13.